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En finir avec le journalisme

vendredi 20 juillet 2012, par Atelier médias libres

Souvent critiqués, les journalistes inspirent peu la confiance. Chaque année en France une étude sur la « confiance dans les médias » confirme la détérioration de l’image des journalistes [1] Ce qu’on leur reproche : leur dépendance à l’égard des pouvoirs politiques et financiers, tout comme leur facilité à céder à la médiocrité, au sensationnalisme, à la course aux scoops, et à la logique d’emballement médiatique. Il n’est pas rare d’entendre des personnes ayant été « victimes » de journalistes exprimer le sentiment d’avoir été utilisées ou trahies et se plaindre que leurs propos aient été déformés ou sortis de leur contexte. Ce qui explique qu’en temps de lutte, la présence des journalistes est loin d’être toujours la bienvenue. Dans les franges plus radicales de la contestation, les journalistes sont mêmes perçus comme des ennemis et des cibles privilégiées, chassés ou soigneusement tenus à l’écart des AG, manifs, piquets de grève ou lieux occupés [2]. Si les réactions à leur égard sont si dures, c’est que les journalistes ont dans leur grande majorité choisi leur camp : celui de l’ordre et du statu quo. Durs avec les faibles, tendres avec les forts. Il n’est donc pas étonnant que pour celles et ceux qui font vivre des médias dits « alternatifs » dans une optique de transformation sociale, la figure du journaliste soit une figure repoussoir. Être « traité » de journaliste est même considéré comme une insulte.

La tentation du journalisme ?

Pourtant, pour fabriquer et diffuser de l’information, il semble indispensable de recourir à des techniques, des conventions et des normes journalistiques (le reportage, l’interview, l’enquête, le rubriquage, la vérification des sources...). Ainsi, la relation avec le journalisme est pour le moins ambivalente. Mais avant de s’en réclamer, celles et ceux qui veulent réfléchir et agir sur le terrain de l’information devraient soumettre le journalisme à un examen critique. Il est en effet utile de revenir sur son histoire pour mieux cerner les valeurs et les pratiques qui fondent cette activité intellectuelle. On admet généralement que ce n’est pas le journalisme en tant que tel qui pose problème mais la manière dont il est pratiqué dans la presse marchande. Le journalisme serait neutre, seul son usage serait problématique. Quand il est « indépendant » ou « engagé », le journalisme serait un bon outil. Un moyen d’accéder à une connaissance critique et un puissant vecteur d’indignation. Or, il s’avère en fait que c’est le journalisme en tant que tel, dans sa forme moderne apparue à l’ère industrielle, qui pose problème : en tant que régime de construction de la réalité et de confiscation de la parole par des intermédiaires autorisés.

Il y a bien quelque chose de pourri dans le royaume du journalisme. Il ne suffit donc pas de dénoncer le pouvoir des élites de la profession, éditocrates et cumulards des médias, ni d’attaquer la « presse aux ordres », le journalisme « de marché » ou les journalistes « couchés », comme le fait (plutôt bien) la critique des médias (Acrimed, Le Monde diplomatique et des sociologues bourdieusiens). Mais il semble indispensable de porter une critique radicale et politique du journalisme, de ses pratiques, de son idéologie de métier, de son rôle social et de sa fonction de régulation du système. Et cette critique peut se mener tout en défendant les précaires de la profession et la minorité de journalistes qui résistent « de l’intérieur ».

Aux origines du journalisme moderne

L’histoire retient que la naissance de la presse et du journalisme en France remonte à la création de La Gazette de Renaudot, en 1631. Les journaux sont alors sous le contrôle du pouvoir royal. Ni l’information ni l’expression des idées ne sont libres. Face à ce journalisme enchainé, des feuilles clandestines et polémistes (libelles et pamphlets) vont se multiplier au 18e siècle jusqu’à ce que la liberté d’opinion soit reconnue (article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). À l’époque révolutionnaire, et pendant une bonne partie du 19e siècle en dépit de la censure, le journalisme est un journalisme d’idées, d’opinions. Tirés à peu d’exemplaires, les journaux reflètent les idées et servent les ambitions politiques de leurs propriétaires. Chaque courant utilise la presse comme est un outil de propagande. Alors appelé « publiciste », le journaliste est un notable de sexe masculin qui exerce une autre profession (avocat, professeur, etc.) et assume pleinement une vocation politique. C’est la préhistoire du journalisme.

Le journalisme moderne nait véritablement à la fin du 19e siècle, avec le passage d’une presse politique et artisanale à une presse commerciale, industrielle et dépolitisée (non partisane, plus précisément). Avec l’essor des journaux populaires [3], considérés comme les premiers médias de masse, de nouvelles pratiques journalistiques s’imposent (comme le reportage) et une conception moderne de l’information d’inspiration américaine voit le jour : rompant avec la tradition polémiste et littéraire, le journalisme s’intéresse aux « faits » [4] qui prennent progressivement le pas sur les idées. L’information politique perd de son importance au profit d’une information à visée distractive : le lectorat de masse est nourri aux « feuilletons » (ancêtres des séries télé), aux échos de la vie mondaine et surtout aux « faits divers », crimes et catastrophes. Soumise aux lois du marché et aux logiques industrielles, la presse doit toucher et satisfaire le plus large public en lui fournissant des nouvelles (news) agréable à consommer, facilement assimilable et satisfaisant sa curiosité. Dans ces conditions, les journalistes sont contraints d’afficher une neutralité. Les opinions et la politique divisent, il leur faut donc les tenir à distance. Tout comme les médias de masse qui émergeront au 20e siècle (radio, télévision), la presse populaire recherche en effet le consensus et assure une fonction d’intégration sociale. Elle contribue de ce fait à faire accepter l’ordre social et à renforcer les préjugés - le chauvinisme est l’un des fonds de commerce de la presse de masse. Comme s’en félicite Emile de Girardin, pionnier de la presse de l’ère industrielle et patron du Petit journal, ce dernier est parvenu à « éloigner les classes populaire des journaux – et donc des solutions - révolutionnaires et à les gagner massivement au respect de l’ordre social » [5]. Informer pour que rien ne change ! Ainsi, l’apolitisme du journalisme moderne n’est rien d’autre qu’un conservatisme qui ne dit pas son nom.

Les missions du journalisme

Le journalisme s’est professionnalisé (création d’un statut en 1936, de syndicats, d’écoles et de chartes de déontologie) et n’a pas cessé de se diversifier et se hiérarchiser : rubriquards spécialisés, grands reporters, éditorialistes, chroniqueurs, photo-journalistes, web-reporters, localier de la presse régionale ou correspondant à l’étranger, etc. Il n’existe donc pas de modèle unique de journalisme. Il faut plutôt parler de journalismes, au pluriel. Toutefois, bien qu’il n’y ait pas, à première vue, beaucoup de points communs entre un-e célèbre présentateur-ice de JT et un-e pigiste sous payé-e de la presse magazine, les journalistes ont des pratiques et techniques communes, respectent les mêmes règles déontologiques et partagent un imaginaire alimenté des mêmes mythes positifs : les journalistes se voient en garants de la liberté, croisés de la vérité, professeurs du peuple et serviteurs d’une presse considérée comme un pilier de la démocratie et un contre-pouvoir. L’idéologie de métier s’est donc construite sur ces mythes qu’il faut pouvoir démonter.

Informer c’est faire des choix (de sujets, d’interlocuteur-ice-s, d’angles, de cadrage, de titre, etc.). Tout le monde le sait et devrait assumer ces choix. Or les journalistes n’y sont pas prêt.e.s. Persuadées d’être des représentants, humbles et impartiaux, des intérêts de leur public, ils leur imposent leur choix dans la plus grande opacité. Alors que leur travail consiste à sélectionner des faits supposés dignes d’intérêt pour le public, les journalistes ne font pas que restituer la réalité derrière des faits. Ils ont le pouvoir de produire cette réalité, le pouvoir de décider, au nom et à la place du public, ce qui doit retenir son attention. Mais ce pouvoir de passer sous silence des faits ou, au contraire, de leur attribuer une importance considérable, ils ne le remettent jamais en cause. De la même manière les normes qui guident leur pratiques ne sont pas questionnées. Si les journalistes se donnent pour mission de déterminer la valeur d’information d’un fait, ils le font en mobilisant des critères forts contestables. Les écoles de journalisme enseignent par exemple à leurs ouailles qu’un événement digne d’être relaté doit être « proche » du public (proximité temporelle, géographique, sociale et culturelle). Il doit également se caractériser par son « a-normalité » (« un train qui arrive à l’heure n’est pas une information ! »). De ce fait, le quotidien de lointains peuples exploités, tout comme l’ordinaire de la domination sociale sont bien souvent exclus du périmètre de l’information « digne d’intérêt ».

Les journalistes s’attribuent en outre un rôle de pédagogue censé expliquer de manière simple les faits et leurs principaux enjeux. Or, ils ne peuvent pour cela que mobiliser leurs connaissances parcellaires et leurs propres grilles d’analyse, reflet souvent pauvre du sens commun. Quand ils ne parviennent pas à produire en interne ces explications, ils s’abritent derrière la légitimité d’une petite caste d’experts mobilisés pour éclairer de leur « science » le public « ignorant ». Mais avant de se présenter comme pédagogue ou vulgarisateur, les journalistes aiment se voir comme des animateurs du débat démocratique. Partageant l’idée qu’il n’y a pas de démocratie sans presse libre et que les médias sont le premier espace du débat public, les journalistes se donnent la mission « civique » d’éclairer le-la citoyen-ne. Mais en guise d’encouragement à la participation politique, les journalistes ne laissent à les lecteurs-auditeurs-spectateurs que le possibilité de choisir à qui ils acceptent de se soumettre.

Contre l’idéal d’objectivité

Les journalistes prétendent qu’ils doivent la « vérité » à leur public. Il s’appuient pour cela sur « l’idéal d’objectivité » qui s’est imposée comme la fiction par excellence du journalisme moderne. Pour les journalistes qui se doivent d’être neutre et distanciés, l’objectivité journalistique se réduit à juxtaposer deux points de vue (les « pro » et les « anti ») pour éclairer un fait d’actualité en en donnant une vision prétendument équilibrée (« balanced point of view »). Mais quoi qu’ils en disent, les journalistes ne sont ni neutres ni à distance de leurs interlocuteurs. Ils doivent cultiver sans cesse leurs réseaux et entretenir de bonnes relations avec celles et ceux dont ils dépendent pour obtenir des informations. Ce souci affiché de l’équilibre est factice puisque la balance penche sérieusement du côté du manche. L’idéal d’objectivité dissimule en effet mal les complicités réelles nouées dans les cercles du pouvoir, et la dépendance des journalistes à l’égard des sources qui font autorité (élus, responsables, patrons, experts, etc.). Les journalistes qui se recrutent de plus en plus parmi les seules classes sociales supérieures, peinent tout autant à cacher leurs préférences pour les idées et les goûts dominants, qu’à faire exister des opinions minoritaires et dissidentes.

Mais au-delà de leur incapacité à respecter cette neutralité, il faut montrer que l’idéal d’objectivité en lui-même est une aberration morale. Toutes les opinions ne se valent pas et toutes les voix ne sont pas légitimes à s’exprimer. Le strict respect de la logique de l’objectivité journalistique conduirait, par exemple, à accorder « une minute pour Hitler et une minute pour les juifs ». Le principe de la balance des points de vue ne peut ainsi se justifier. La neutralité n’est ni possible ni souhaitable. L’existence d’oppressions et d’injustices nous pousse à prendre parti. Or, c’est justement ce que les journalistes s’interdisent de faire ; cette option étant même proscrite de leur code de bonne conduite. La distance et le désengagement se sont en effet imposés comme norme professionnelle. Le « journalisme engagé » est donc un oxymore. Un « bon » journaliste, ne peut et ne pourra jamais être un « militant » : « Le métier de journaliste est un engagement, mais pas celui du militant ou du prédicateur. La recherche de la vérité n’est pas compatible avec l’enfermement dans un carcan idéologique », nous prévient l’auteur d’un manuel de journalisme de référence [6]. Les journalistes seraient des « militants de la vérité », au dessus de la mêlée et hostile aux « idéologies ». Pour prouver que le journalisme n’a pas peur de déplaire (aux puissants) et qu’il ose porter « le couteau dans la plaie » et révéler des injustices, la référence à l’enquête et au grand reportage s’impose. Malheureusement le journalisme d’investigation est une pratique extrêmement minoritaire. C’est l’arbre qui voudrait bien cacher la foret. A l’instar des figures mythiques de grands reporters (Londres, Kessel, Pultizer), la fonction première du journalisme d’investigation est bel et bien de légitimer la profession en cachant l’étendue de sa misère. Il est donc important de se méfier de l’attrait que peut susciter ce genre journalistique noble. D’autant plus que, dans le journalisme moderne, l’enquête s’intéresse quasi uniquement aux scandales de corruption et aux abus en tous genre (révéler les « Affaires ») au nom du respect de la morale et des lois. En cela elle sert le seul projet de moralisation de la vie publique assurant uniquement un rôle de « correcteur » pour mieux réguler le système et rendre le monde acceptable tel qu’il est : traquer les élites corrompues mais sans remettre en question le fait qu’il faille des élites, dénoncer les dysfonctionnements des institutions mais sans voir que le problème vient de l’existence même de ces institutions, condamner les dérives du capitalisme mais pas le capitalisme lui-même... [7].

Une information sans journalisme ?

Dans sa forme moderne et dominante, le journalisme ne peut oeuvrer à un projet radical de transformation sociale. Son rôle est de maintenir le consensus et l’ordre social. Est-ce dès lors possible de faire du journalisme autrement ? Faudrait-il faire de l’information sans faire du journalisme ? Autant de questions qu’on doit se poser lorsqu’on développe des pratiques d’information dans une perspective d’émancipation. L’information reste un enjeu majeur dans les luttes, et les luttes pour l’information (s’approprier les médias, produire ses propres médias) sont essentielles à mener. Il convient donc de réfléchir à nos manières de faire l’information et à notre critique de ses formes dominantes. Il est possible de s’inspirer de traditions minoritaires et subversives du journalisme indépendant, le journalisme d’infiltration à la Gunter Walraff, le journalisme de lutte de classe des muckrakers aux Etats-Unis, etc. [8] Mais il convient surtout de s’émanciper de l’emprise du journalisme, en inventant des manières originales de produire l’information, en assumant une subjectivité, en évitant les pièges de la spécialisation, en refusant de profiter du pouvoir que l’information confère, en choisissant le camp des opprimé-e-s et en soutenant les luttes. Et il faudra sans doute un jour inventer un nom pour décrire ce qui est bien différent du journalisme.

Zenoone


[1Il s’agit du « Baromètre de confiance dans les media », TNS Sofres pour La Croix.

[2Ce dont rendent compte des slogans tels que « Médias partout, info nulle part ! » ou « Média casse-toi ! »

[3Cet essor a été rendu possible par : l’alphabétisation massive lié à la démocratisation de l’école, de meilleures capacités de diffusion (réseaux ferré et système postal), les techniques d’impression industrielle, ainsi que la baisse des prix de vente des journaux compensé par l’argent de la publicité.

[4Un « fait » peut être défini comme un événement qui mérite notre attention et qui constitue la matière de base du journaliste.

[5C. Delporte, Les journalistes en France (1880-1950) Seuil, 1999, p.23

[6Y. Agnès, Manuel du journalisme, La découverte, 2008

[7Il arrive que le journalisme d’investigation dénonce la délocalisation et la fermeture d’usines, et pénètre les coulisses des sweat shop (ces ateliers du monde où les multinationales exploite une main d’oeuvre à bon marché). Mais, dans le domaine de l’économie, l’investigation ne fait que dénoncer le manque de transparence de l’économie de marché et les excès de cynisme de ses acteurs. C’est parce qu’elles mettent en péril un système qui est désirable (l’argent et la réussite sont désirables) qu’il faut combattre de telles dérives. Il ne s’agit nullement pour les journalistes de remettre en question la légitimité de l’économie de marché ni les valeurs et croyances libérales. C’est ce que montre Julien Duval en s’appuyant sur l’exemple du magazine d’information Capital (M6). Critique de la raison journalistique, Raison d’agir 2004.

[8Walraff est un journaliste d’investigation allemand connu pour avoir infiltré des milieu (la presse people, une usine), sous une fausse identité et souvent déguisé (en travailleur turc, en sdf, etc.). Littéralement « fouille-merde », le terme muckraker renvoie à la poignée d’écrivains et de journalistes qui au début du 20e siècle pratiquaient aux Etats-Unis l’enquête sociale et un journalisme de combat contre les puissants.

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