L’Atelier - médias libres

Accueil > blog > L’avenir des sites participatifs locaux ? Le retour vers le papier !

L’avenir des sites participatifs locaux ? Le retour vers le papier !

mardi 26 mai 2015, par ari

Voici quelques notes [1] pour jeter un œil, quinze ans après, sur les pratiques des journaux "papier" et voir en quoi celles-ci pourraient renforcer nos sites participatifs locaux [2], cette formidable promesse de machines de guerre qui restent à concevoir ou à améliorer. En tentant de saisir ce que pourraient apporter des déclinaisons papier aux sites locaux, un vieux serpent de mer, en réfléchissant à comment ces pratiques pourraient insuffler une nouvelle dynamique, tout en conservant les possibilités fantastiques d’une publication quotidienne et ouverte.

Le journal, espace de coordination et d’entraide

1. Anticiper et s’organiser. Les temps longs d’un journal papier permettent de s’organiser plusieurs semaines voire des mois à l’avance, à la différence de nos sites qui ont un fonctionnement de flux. Cela donne l’occasion de prendre plus de temps pour écrire des articles de qualité ou de formats différents (enquêtes, entretiens, rubriques régulières, cartographie, reportages photos, etc.). Par ailleurs, pour un journal la disponibilité de la personne qui maquette, les rendez-vous chez l’imprimeur… sont autant de "deadlines" qui permettent de structurer une temporalité commune. [3] Sur nos sites, cela pourrait s’organiser autour de dossiers à publier à telle ou telle date.

2. Sur papier, on se donne le temps de se relire et de s’aider. L’aspect collectif de la réalisation d’une version papier de nos sites permettrait de remettre en valeur les pratiques d’édition collaborative pour rendre plus accessibles les articles. Une pratique à rebours de la publication individuelle sur certains blogs, les réseaux sociaux ou les sites en open publishing strict [4].

Rares sont les personnes (voire les collectifs militants) qui ne font pas des grosses coquilles limitant la compréhension de leurs textes (mots oubliés, phrases de 3 kilomètres, expressions d’un certain milieu incompréhensibles ailleurs, abréviations obscures ou simplement informations manquantes voire inexactes) ! Tout cela au détriment de la personne ou du groupe qui écrit comme des lecteurs et lectrices. Laisser des fautes, ce n’est pas "respecter un auteur·e". Echanger sur un texte, ce n’est pas insulter l’auteur·e.

L’édition d’un texte permet de soutenir celles et ceux qui ne sont pas des travailleurs-euses intellectuelles ou pour lesquelles l’écriture n’est pas une pratique quotidienne, tout comme celles et ceux plus habitués qui vont parfois trop vite. Il ne s’agit bien évidemment pas d’éliminer les formes d’expressions personnelles, de normaliser ou de policer, mais de rendre au contraire accessible à tous et toutes nos proches la parole publique ! Et cela grâce à l’une de nos valeurs centrales : l’entraide.

Enfin, un article est difficile d’accès quand il a un titre mystérieux, pas de chapô, pas de descriptif sur la page d’accueil, aucune mise en forme, pas d’intertitre, d’image, ou de légende aux images… Sa diffusion est alors limitée aux convaincu-e-s, aux gens qui ont le temps de s’attarder. On peut toujours demander aux personnes qui souhaitent publier d’arriver avec un article nickel. Mais ce sont des choses longues et difficiles à faire seul·e, alors que le simple fait d’écrire un article est déjà chronophage. Transférer la responsabilité de la qualité d’un article sur la seule personne qui publie relève d’une conception individualiste qui doit pouvoir être questionnée.

3. Individuel vs collectif. A l’inverse du caractère souvent individuel d’une proposition d’article sur le web, l’espace limité d’un journal papier impose une réflexion collective préalable sur un sujet. Pour un dossier thématique, par exemple, cela demande de se poser à plusieurs pour définir les sujets à aborder et les formats possibles [5]. Sur le net, on fait avec ce qui arrive spontanément, ce qui peut aussi avoir ses limites.

4. Questionner l’aspect « participatif ». Le fonctionnement participatif strict sur Internet, sans aucune organisation collective concernant les sujets abordés, se limite souvent à nos besoins d’expression urgents au détriment du contenu ou des thématiques. Celles-ci sont parfois assez pauvres quand on les compare à des journaux papier « anti-autoritaires » d’aujourd’hui ou d’hier. Il ne s’agit pas de mettre en place des « comités de rédaction », prompts à incarner la ligne de telle ou telle tendance, à se limiter à un groupe affinitaire à durée limitée ou à écarter toute contradiction. Mais il ne faut pas se leurrer sur la « main invisible » de l’aspect participatif de nos sites qui permettrait, par la magie du foisonnement numérique des multitudes, de collecter des informations sur tous les sujets importants et à tous et toutes de s’exprimer.

A l’inverse, par exemple, les ateliers d’écriture comme ceux du journal « Timult » permettent de donner un espace à des personnes qui ne participeraient pas sinon. Il est aussi possible de créer des rendez-vous, numériques ou physiques, pour faire le point sur ce qui a été publié ou pas et signaler des besoins. Enfin, il faut penser nos sites comme l’outil commun de l’ensemble des forces d’une ville capables de discuter entre elles (les sites peuvent d’ailleurs être l’occasion de commencer à échanger). A celles-ci de déterminer où elles commencent et s’arrêtent, et la manière dont elles se coordonnent pour soutenir le site.

Le papier, réseau réel de complicités

5. L’énorme organisation que demande un format papier favorise les complicités, la recherche de lieux amis où déposer le journal, des personnes pour aider à le corriger, l’imprimer, le diffuser. Cela forme à terme un réseau réel de complicités comparé à la faiblesse des liens sur Internet, à l’anonymat et à la désincarnation, propice au fiel et aux divisions durables.

Si cette organisation collective est plus complexe à penser sur le net où elle est moins nécessaire (on peut assurer le minimum sur un site à deux ou trois), tout site qui souhaite s’inscrire dans la durée et avoir un minimum d’impact sur la réalité doit penser également un réseau, qui permette complicités ou coups de main réguliers. Cela nécessite de faire attention à la publication de phrases blessantes sans argument à l’égard de groupes proches, de bannir les petits gestes de balance et de prendre le temps de résoudre les conflits. Ainsi, comme pour un journal, plus un site est important, plus il est dépendant du réseau local dans lequel il s’intègre (il ne peut exister en toute autonomie, les tâches sont trop nombreuses et complexes). C’est au final la garantie pour l’ensemble des groupes d’une ville impliqués dans cette dynamique de garder au moins un contrôle passif sur le site.

Offset clandestine pendant la Résistance

6. Maîtriser la diffusion sur papier, c’est avoir un plan de repli face à la répression qui menace de plus en plus les sites Internet, et qui pourrait hypothéquer les possibilités d’échanges, de coordination et de diffusion en période de mouvement social. Par exemple : on peut imaginer légitimement le blocage d’un site à un moment crucial. C’est très bien d’imaginer qu’il puisse ne pas être censuré grâce au réseau Tor (des sites en .onion, accessibles avec un navigateur qui s’installe en deux minutes). Mais c’est une erreur de croire qu’il continuera d’être consulté. La publication n’a rien à voir avec la diffusion : il n’y a rien de plus facile aujourd’hui que de publier sur Internet (même sur un site en .onion), mais c’est extrêmement compliqué de diffuser largement [6]. Imprimer un texte à quelques dizaines d’exemplaires, c’est une chose, le diffuser à plusieurs milliers de personnes, c’est une autre paire de manches.

7. Cela pourrait donner l’occasion de rapprochements avec des collectifs déjà constitutés (par exemple des chroniques de nouveaux bouquins de la librairie autogérée locale, une chronique droit du travail par un syndicat proche, ou mieux, une série de textes sur telle ou telle lutte souvent zappée) en réfléchissant à des rubriques dédiées. Une manière d’unir nos forces dans un projet de média alternatif fédérateur au niveau local (l’un des buts originaux des sites participatifs locaux depuis leur création, alors que les journaux sont la plupart du temps restreints à un collectif, une tendance ou une organisation). Cela pourrait aussi être pensé sur Internet : proposer des rubriques relativement cadrées permet aussi d’encourager la participation, et cela n’interdit pas de conserver des espaces d’expression plus libres.

Internet vs papier

8. La durée de vie des articles sur le net est très courte : deux-trois jours, et les lectures diminuent ensuite énormément, les textes disparaissent dans les entrailles de nos sites. Sur papier, leur date de péremption est moins immédiate, ce qui motive aussi à écrire. Il serait cependant important de réfléchir à l’accès aux articles sur Internet longtemps après leur publication.

9. Internet n’oublie pas. Les petites piques dégueulasses ou les accusations infondées restent en ligne pendant des années. Régler ses comptes dans un bulletin interne, comme cela pouvait se faire jusqu’à la fin des années 90, ce n’est pas rendre accessible pendant des années par un bête moteur de recherche des saloperies écrites à la va-vite sur telles ou tels camarades. Il faut réinventer des espaces de dissension, dans le monde réel ou difficilement accessibles, qui ne fassent pas le bonheur des services de renseignement dès qu’on a besoin de s’engueuler ou qui ne rendent pas compliquées des actions communes des années après. Dans ce cadre-là, ouvrir des commentaires sur un site (ce qui peut être parfois très bien) ou assumer le relais de textes calomniateurs, c’est prendre une lourde responsabilité.

10. Publier sur Internet ET sur papier permettrait de s’associer à des personnes qui sont hostiles au web. Cela favoriserait leur participation et la prise en compte de leurs critiques du numérique. Ce serait l’occasion d’une rencontre riche entre deux conceptions de la réalisation et de la diffusion de l’information ou de textes d’analyse.

11. La publication sur papier permet évidemment d’être lus par d’autres personnes, qui n’ont pas accès au web ou dont ce n’est pas la pratique de lecture d’information et de réflexion. Cette recherche de rencontres avec des personnes qui ne nous connaissent pas devrait également guider nos sites et nos réflexions sur les nouveaux supports ou espaces de diffusion, dorénavant extrêmement populaires, comme les smartphones ou les réseaux sociaux.

12. Les articles longs, complexes, sont bien plus lisibles sur papier que sur support numérique, mais il est important de les publier sur les deux supports (sur des sites communs pour les faire voyager facilement hors de nos cercles, sur papier pour qu’ils puissent être lus plus confortablement, surlignés, échangés au cours d’une discussion, diffusés autrement). Une réflexion doit également s’engager pour que les articles longs sur le web soient plus faciles à lire.

C’est par l’hybridation des pratiques de ces différents supports que nous arriverons à penser et à mettre en place des outils qui permettront de fournir « une image juste de ce monde », de nous coordonner localement puis à plus large échelle. Mais aussi de nous ouvrir au plus grand nombre et à l’infinie diversité du réel, toutes choses nécessaires à la constitution de forces révolutionnaires. C’est bien le moindre des impératifs face à ces temps réactionnaires.

A.


[1Une première version de ces notes a été publiée pour les « rencontres médias libres » d’août 2013 à NDDL. Elles ont été largement reprises fin mai 2015 et seront réactualisées en fonction des discussions.

[2Par sites participatifs locaux, nous entendons ici l’ensemble des espaces de publication techniquement ouverts à la proposition d’articles, via un formulaire ou la possibilité de créer un compte, ancrés dans un territoire. Nés en 1999 à Seattle au sein du mouvement altermondialiste avec le réseau Indymedia qui a essaimé à travers le monde et plus de 200 sites, ce format a également donné naissance à quantité d’autres sites « anti-autoritaires » qui expérimentent des organisations différentes.

[3A noter qu’un site comme Lundi matin s’inspire directement du fonctionnement d’une revue papier avec un rendez-vous hebdomadaire.

[4L’édition collaborative (relecture, correction, suggestions de corrections) est l’une des principales différences entre le modèle Indymedia et ce qui est tenté sur les sites Mutu par exemple, grâce à la pratique du pseudonymat qui consiste à enregistrer un compte avec un pseudo sur un site avant publication. Rien n’empêche de proposer à chaque fois un article avec un nouveau pseudo et un mail jetable. Le pseudonymat permet également d’avoir une politique de sécurité de l’information proposée, fondamentale pour les sites qui diffusent de l’info en quasi temps réel pour permettre l’action, ne pas prêter le flanc aux manipulations policières ou relayer les foisonnantes thèses conspirationnistes. Le pseudonymat est enfin incontournable techniquement pour pouvoir échanger autour d’un article avant sa publication.

[5Le format des entretiens est intéressant par exemple. Traiter de « journaliste » le fait de poser des questions à des camarades ou à des personnes en lutte pour leur permettre de résumer rapidement ce qu’il se passe, c’est passer à la fois à côté de ce qu’est réellement le journalisme et éluder la manière dont on s’organise collectivement pour témoigner. Tendre ou proposer le micro, c’est d’ailleurs ce qu’ont toujours pratiqué les radios alternatives. S’il faut questionner l’extériorité d’une personne par rapport au sujet sur lequel elle pose des questions ou écrit, la mise en forme d’un entretien ou la spécialisation de certain·e·s d’entre nous, la question des formats prétendûment dits journalistiques (le recueil d’une parole / l’interview, l’article de fond / l’enquête, le récit / le reportage) ne peut se régler par des anathèmes mais par une réflexion sur leurs limites et la manière dont nous nous les réapproprions collectivement depuis très longtemps.

[6D’où l’importance de créer et renforcer des outils communs de diffusion plutôt que de favoriser les multinationales de l’expression individuelle. Mais aussi de communiquer les chiffres de la diffusion de leurs articles aux auteur·e·s. Il n’y a rien d’obscène derrière cela : tout collectif évalue le nombre de tracts qu’il tire et diffuse ou le nombre d’affiches qu’il colle. A minima, le site Similar Web permet désormais d’avoir une estimation de la fréquentation mensuelle d’un site ou d’un blog, dès qu’il dépasse le seuil confidentiel d’une centaine de visites par jour.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Se connecter
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.