Novembre 1999. Sommet de l’OMC. Les rues de Seattle sont le théâtre de la première offensive de masse contre ce qu’on appelle alors la « mondialisation néo-libérale ». Présents en nombre sur place, les journalistes découvrent les formes nouvelles et spectaculaires de la contestation, ainsi que l’ampleur de la répression policière. Mais à Seattle la presse mainstream n’est pas seule à produire et à relayer l’information. Pour la durée du contre-sommet, un Media Center indépendant (IMC pour Independant media center) a été mis en place par une poignée de médiactivistes dans le but d’alimenter les grands médias en information, telle une agence de presse alternative, et d’offrir aux militants un moyen de coordonner eux-mêmes leurs actions à travers une plateforme Web de publication.
L’existence de cette zone autonome temporaire de communication, témoigne déjà de l’importance, dans le mouvement antiglobalization émergent, de la question de la critique des médias. En raison de son succès (un million de connexions par jour), l’expérience sera renouvelée à l’occasion d’autres temps forts de la contestation (à Prague, Nice, Gènes, etc.).
Et pour développer, hors sommets du G8 ou de l’OMC, les pratiques nouvelles de
communication autonomes, plusieurs sites Web verront le jour, d’abord aux Etats-Unis, puis en Europe. C’est dans ce contexte-là que naît Indymedia. Réseau mondial de médias indépendants, Indymedia (contraction d’independant media) fonctionne de manière autogérée, horizontale et décentralisée. Dix ans après la création du premier site Indymedia, on dénombre aujourd’hui près de 200 sites Web à travers le monde, dont cinq en France [1].
Chaque site local est géré par un collectif de militants bénévoles qui se recrutent
majoritairement dans la frange anticapitaliste et antiautoritaire de la contestation. Mais la particularité de ce média alternatif est qu’il repose sur un principe d’inspiration libertaire : la publication ouverte (open publishing). Sur Indymedia, tout le monde peut publier librement de l’information sur les luttes et partager ses analyses critiques pour « changer le monde en l’améliorant [2] ». Il n’y a ni contrôle éditorial ni journalistes. Ce sont les internautes qui fournissent eux-mêmes le contenu sans que celui-ci ait à passer par le filtre journalistique.
Quant aux membres d’Indymedia, leur rôle consiste à faire fonctionner techniquement l’outil et à modérer les articles publiés de manière transparente à partir d’une charte dont chaque collectif peut se doter.
« Don’t hate the media, be the media ! ». On retrouve dans ce slogan célèbre de Jello Biaffra un condensé des principes fondateurs d’Indymedia. Certes pour les artisans de ce média alternatif l’enjeu consiste à s’autonomiser des grands médias qui ignorent ou malmènent la parole des « révoltés » et les idées dissidentes. Mais les moyens comptent tout autant que la fin. Pour reprendre la dichotomie opérée par Dominique Cardon et Fabien Granjon entre posture critique « anti-hégémonique » et posture « perspectiviste » [3] , il ne s’agit pas pour eux de proposer un média « anti-hégémonique » de plus, dont le contenu serait fourni par un petit nombre de spécialistes de la contre-information.
L’information sur les luttes et pour une transformation sociale ne doit plus être la prérogative de quelques journalistes alternatifs et autres maîtres à penser de l’élite militante. Trop souvent confisquée par des spécialistes et prescripteurs d’opinions, la parole doit être libérée. Tel est le souhait des activistes d’Indymedia qui travaillent à l’effacement de la frontière entre producteurs (actifs) de l’information et consommateurs (passifs) en proposant un outil permettant l’expression d’une multitude de voix, d’une diversité de visions politiques et d’une pluralité
de récits.
Consubstantiel au projet Indymedia et étroitement lié à l’esprit de partage qui anime la « communauté du libre » [4] , le concept d’open publishing apparaît, à l’aube de l’an 2000, comme un concept révolutionnaire qui porte en lui le potentiel de transformer le rapport traditionnel et vertical à l’information. Ce concept prend alors corps dans le logiciel Active qui offre à tous la possibilité de publier, de partager et d’organiser l’information à distance et de manière décentralisée. Adapté au fonctionnement d’Indymedia, ce logiciel permet de faire un saut qualitatif dans le processus de décentralisation d’Internet et d’autonomisation de ses
usagers. Il faut en effet se rappeler qu’à cette époque, l’immense majorité des internautes se contente de consulter de manière passive des pages et des sites Web administrés par quelques webmasters. Seuls capables de publier du contenu, ces derniers gardent la main sur les sites qu’ils développent. Peu d’internautes sont alors en mesure de concevoir leurs propres moyens de publication ni d’interagir avec le contenu en ligne.
S’il est important de reconnaître qu’en 1999 l’open publishing s’impose comme une
innovation radicale, aujourd’hui, à l’heure du blogging généralisé, du succès des réseaux sociaux en ligne et des médias « citoyens », participer à l’information nous semble pour le moins banal. Journalistes, essayistes et experts nous l’ont suffisamment répété depuis que la nouvelle génération de sites participatifs et sa cohorte de start-up pleines de promesses ont vu le jour : avec le Web 2.0, produire et diffuser du contenu original (texte, vidéo, image, son…) est à la portée de tous. Si Indymedia a, en quelque sorte, ouvert la voix, il existe désormais pléthore de sites qui fonctionnent, en partie du moins, sur le principe de l’open publishing. Ce
qui passait pour révolutionnaire dans l’ordre de la production médiatique s’est aujourd’hui largement banalisé et institutionnalisé. Alors que de plus en plus de médias mainstream encouragent la participation libre à l’information, des collectifs Indymedia sont quant à eux tenté, sinon d’abonner l’open publishing, du moins de prendre des mesures pour restreindre le bruit généré par cette participation chaotique qui menace la qualité éditoriale et le sens politique du projet. Nous allons donc nous arrêter sur ce qui semble être un paradoxe en évoquant les contraintes et les limites de l’open publishing à partir des réflexions menées par les activistes engagés dans la redéfinition permanente du projet politique d’Indymedia. Pour
cela, il faut revenir sur le potentiel critique de l’open publishing tel qu’il a été conçu, au service d’une remise en cause radicale de la fonction de journaliste. La matière sur laquelle nous nous appuyons ici se compose d’extraits de documents écrits et d’entretiens effectués avec des membres de collectifs francophones. Pour garantir leur anonymat, nous avons choisi de ne pas même mentionner les pseudonymes de nos interlocuteurs.
Indymedia ou la critique radicale du journalisme
« Médias autonomes », « médias libres », « médias indépendants », « médias
alternatifs », « médias critiques », etc., autant d’expressions qui servent indifféremment à nommer la catégorie dans laquelle les activistes d’Indymedia peuvent se reconnaître. Pour les intéressés, le nom importe moins que la démarche. Toutefois, si d’aucuns sont tentés de ranger Indymedia dans la case « média du tiers-secteur », la plupart des mediactivistes conçoivent Indymedia comme un « media de lutte », à l’instar d’un samizdat du temps de la Russie soviétique, d’une radio pirate du temps de l’ORTF, de la presse clandestine du temps
de la résistance ou d’une chaîne de télévision « réappropriée » par le peuple insurgé du temps de la « Commune » de Oaxaca.
Les analyses des médias qui s’inscrivent dans la tradition critique [5] convergent généralement pour dénoncer la marchandisation de l’information, la constitution de baronnies médiatiques, le journalisme de connivence, ou encore le nivellement culturel et la dépolitisation des publics. À ces critiques les plus entendues et peut-être les plus audibles, les activistes d’Indymedia ajoutent une critique radicale du journalisme, d’inspiration explicitement libertaire. Ceux qui se demandaient si Indymedia défendait qu’un « autre journalisme est possible » ont leur réponse. Comme le dit un texte d’intention rédigé en 2005 par Indymedia Grenoble, « nous voulons en finir avec le journalisme ». Certes, tous les
individus et collectifs appartenant au réseau mondial Indymedia ne partagent pas cet objectif-là. Des disparités importantes existent et les nuances ne sont pas seulement d’ordre sémantique. D’un collectif à l’autre, on retrouve en effet autant de visions différentes du projet Indymedia qu’il y a de profils sociologiques différents. Certains médiactivistes d’ailleurs n’hésitent pas à se définir eux-mêmes comme « journaliste », alors que des collectifs ont choisi de singer le fonctionnement de la presse mainstream avec ses conférences de rédaction et sa spécialisation des tâches, comme à Indymedia New-York [6]. Quant aux
journalistes, ils calquent leurs catégories prêtes à l’emploi quand il leur arrive de
parler d’Indymedia. Ce fut le cas notamment lors de la mort de Brad Will à Oaxaca en 2006, mediactiviste présenté par la presse internationale comme un « journaliste américain d’Indymedia ». Si, comme on le voit, les choses ne sont pas si claires ni les positions sur le sujet aussi tranchées, dans le réseau francophone beaucoup se retrouvent quand même autour du mot d’ordre « en finir avec le journalisme ». Arrêtons nous un instant sur cet énoncé pour mieux en saisir le sens.
Rompre avec le journalisme professionnel
De prime abord, la critique s’adresse à l’ensemble des journalistes de métier. Bien
entendu, la plupart des mediactivistes reconnaissent qu’il existe des journalistes « honnêtes » qui n’ont pas peur d’afficher clairement leur sensibilité de « gauche », comme il existe des journalistes marginalisés dans la profession qui subissent la précarité et l’ostracisme professionnel. Il est difficile en effet de ne pas se sentir solidaire de cette minorité-là. Mais en règle générale, les membres d’Indymedia n’ont pas de mots assez durs pour la corporation des journalistes et son aristocratie qui n’hésitent pas à se placer « du côté du manche » ni à défendre « servilement » les « puissants », leurs « employeurs », et leurs « intérêts de classe ».
La critique du journalisme cible les « journalistes aux ordres », elle porte également sur le caractère professionnel de cette activité de production de biens symboliques. Pour les activistes d’Indymedia, l’approche professionnelle entre trop souvent en contradiction avec l’éthique libertaire et les projets de transformation sociale. Pas seulement parce qu’être un « professionnel » signifie souvent être un « salarié » rétribué pour l’exercice de cette activité au risque que le jeu de la contrepartie pécuniaire ne corrompe l’indépendance et l’engagement moral. Mais avant tout parce que la professionnalisation traduit une prise de pouvoir insupportable : celle de l’« expert » sur le « profane », du professionnel sur l’amateur et le militant. « Notre travail n’a pas pour but de recréer de nouveaux spécialistes de l’information, fussent-ils subversifs. Ne pas rompre radicalement avec la professionnalisation
de l’information nous expose à la récupération et à l’assimilation par le "parti de la presse et de l’argent", comme bien d’autres l’ont été avant nous » [7].
Un membre d’Indymedia fait le constat que « la professionnalisation du journalisme
sert à légitimer l’ordre social », en valorisant la compétence technique et en disqualifiant la posture indignée et partisane. Il rejoint en cela certaines conclusions de travaux de recherche critique sur le journalisme et les médias qui ont mis à jour le fait que la professionnalisation du journalisme a conduit à dénigrer sa fonction critique. On pense notamment à la thèse de Gaye Tuchman qui a montré qu’aux Etats-Unis le développement des entreprises de presse modernes et la normalisation des pratiques professionnelles ont toutes deux servi à légitimer
le status quo [8] . On pense également au travail de Sandrine Lévêque [9] sur le mouvement de
professionnalisation des journalistes sociaux qui, au début du 20e siècle, étaient des militants formés sur le tas et proches de la classe ouvrière avant d’être progressivement remplacés par une nouvelle génération de journalistes issus de milieux sociaux supérieurs bénéficiant d’un niveau de formation plus élevé. Avec la rationalisation de leur activité, les journalistes sociaux ont dû intégrer la norme dominante de l’excellence journalistique et renoncer au
modèle de légitimité professionnelle qu’incarnait la figure traditionnelle, et désormais disqualifiée, du journaliste militant. D’une manière générale, le journalisme professionnel a construit sa légitimité sur le rejet de l’engagement partisan. On comprend dès lors pourquoi les activistes tiennent à rompre avec la posture professionnelle et à afficher que « sur Indymedia, il n’y a pas de professionnels de l’information ».
Par ailleurs, le « professionnalisme » est perçu comme un puissant vecteur
d’homogénéisation des pratiques et de l’imaginaire. Lorsque les pratiques, les genres et les styles narratifs sont codifiés, le sens est souvent, lui aussi, cadenassé. Il s’agit de critiquer l’ordre du discours journalistique et l’idéologie professionnelle : la manière d’écrire les « papiers » ou de construire les « reportages » ; la manière de calibrer les articles ou de cadrer l’image ; mais aussi la manière chaste d’afficher une « neutralité ». La publication ouverte offre au contraire la possibilité de proposer des contributions échappant aux contraintes formelles de l’écriture et de la grammaire journalistique. Faire un récit subjectif à plusieurs voix, témoigner d’une expérience personnelle, restituer une interview in extenso, reproduire un tract, proposer une analyse politique, inviter à l’action, le tout en puisant dans la plupart
des répertoires du discours et en s’autorisant à recourir à la satire, au détournement, à la digression métaphorique : sur Indymedia on trouve des produits rédactionnels hybrides qui subvertissent les catégories et genres journalistiques. Comme le soulignent Dominique Cardon et Fabien Granjon, Indymedia permet d’ouvrir « à une diversité de postures d’énonciation à l’encontre des règles de distanciation de l’écriture journalistiques » [10].
La neutralité n’existe pas !
Les médiactivistes défendent l’idée qu’il « vaut mieux savoir assumer sa subjectivité
et le point de vue qu’on adopte sur les faits », au lieu de prétendre à une « soit-disante objectivité » qui n’est que pure « mystification ». Au-dessous de la bannière du site Indymedia Grenoble, on peut lire : « la neutralité n’existe pas ». Cet avertissement vise à rappeler que, tout comme, dans les sociétés hiérarchisées et inégalitaires, « l’égalité des points de vue » est un leurre, les journalistes, même s’ils s’en défendent, prennent constamment parti en « anglant » leurs sujets, en choisissant leurs mots ou en sélectionnant leurs interlocuteurs.
Sans qu’ils en aient conscience et sans qu’il faille, comme l’a montré Bourdieu, une
orchestration savante de la dépossession, les journalistes reproduisent les inégalités instituées dans l’accès à l’espace public médiatique. Inutile de démontrer qu’il est toujours beaucoup plus aisé d’être représenté et de parler dans les médias quand on est un homme, blanc et riche [11].
Dire que « la neutralité n’existe pas » est, en outre, une manière de souligner que pour les journalistes la neutralité se réduit souvent à la construction de couples d’opposition (le partisan contre l’opposant, l’expert contre le militant, la gauche contre la droite, etc.) qui traduisent des catégories de perception dont il serait pourtant possible de montrer les limites.
En composant de tels couples d’opposition, les journalistes opèrent une réduction de la complexité du réel et condamnent au silence une multitude de voix. Et lorsqu’ils donnent la parole alternativement au dominant et au dominé, ils n’interviennent nullement dans le rééquilibrage du rapport de domination qui consisterait, à travers un mécanisme de discrimination médiatique positive, à inverser le rapport en privilégiant les majorités silencieuses et les minorités opprimées. Or, à défaut d’une telle attitude volontariste de leur part, « leur » neutralité contribue à reconduire la domination comme le dit un membre
d’Indymedia qui considère comme étant de son devoir de faire émerger et de défendre les points de vue minoritaires : « Les journaleux croient bien faire leur boulot quand ils donnent la parole 15 secondes à un gréviste, entre un expert et un manager. Comme si leur parole avait autant de poids. Comme si c’était pas le devoir du journaliste de rétablir un peu la balance ». Enfin, affirmer que « la neutralité n’existe pas » est une manière de rappeler tacitement que si la neutralité devait toujours se résumer à ne donner raison à personne, être neutre serait une faute morale. Une idée que souhaite illustrer un activiste en citant une phrase entendue : « le journalisme c’est donner la parole une minute aux juifs, et une minute à
Hitler ».
En finir avec la fonction de journaliste
Sans équivoque, la charge contre le journalisme et son idéologie contraste
sensiblement avec le programme libéral des médias dits « citoyens » sur Internet, qui tient dans la formule « demain, tous journalistes ! » [12]. Indymedia oeuvre plutôt, comme on l’a vu, à
construire un monde sans journalistes. Initialement, les collectifs Indymedia ont adopté l’open publishing parce qu’il colle à l’objectif double d’offrir d’une part un espace de parole à tous les résistants, les dominés, les minoritaires et les sans-voix, et d’abolir d’autre part la fonction même de journaliste. « Nous voulons lutter contre la fonction de « journaliste », ce spécialiste de l’information qui, derrière sa prétendue objectivité, possède un vaste pouvoir sur notre compréhension du monde et nos idées ». Changer le monde dans une perspective révolutionnaire et libertaire passe par l’abandon de l’idée qu’il faille déléguer à d’autres dont
on se rend dépendant, le soin notamment de nous informer.
Les activistes s’en prennent en effet aux experts, aux journalistes et aux éditeurs qui, à travers le contrôle des moyens de production et de diffusion de l’information, nous refusent la prise de parole directe et s’arrogent le droit de sélectionner pour nous les « nouvelles », d’interpréter pour nous « l’actualité », et de nous imposer leurs représentations du monde.
Comme le résume Gaye Tuchman, « les "news" ont pour but de nous dire ce que nous vous voulons savoir, ce que nous avons besoin de savoir, et ce que nous devrions savoir » [13]. Mais l’idée n’est pas de parvenir, via le dispositif de publication ouverte, à remplacer les journalistes aux ordres par des journalistes révolutionnaires afin de renouveler les genres et le discours journalistiques. Il ne s’agit pas de substituer un agent de la confiscation de la parole par un autre, mais plutôt de rompre avec le principe de la séparation des rôles et son corollaire, délégation de pouvoir. Défendre l’idée qu’il n’est nul besoin de journaliste, nul
besoin d’intermédiaire autorisé, nul besoin d’annexion de compétences, nul besoin d’attribuer à une caste de spécialistes la fonction d’informer ses pairs. Dans cette perspective radicale qui fait écho à la praxis situationniste, il faut rétablir l’unité perdue entre le dire et le faire, entre penser et agir, entre produire et consommer de l’information. « Nous proposons aux lectrices et aux lecteurs de mener leurs propres enquêtes, à leur niveau, avec le temps dont ils et elles
disposent », peut-on lire sur un document écrit par le collectif Indymedia Grenoble. Et cette incitation à refuser d’être spectateur de sa vie et à prendre du contrôle sur le processus d’information s’inscrit dans une vision globale qui rejoint la mission confiée à l’open publishing : « permettre à tous, en devenant acteur de l’information, de se rendre compte qu’il est possible de prendre les commandes des aspects de la vie qui ont été jusqu’à présent laissé aux ‘experts’ ou aux ‘professionnels’ » [14].
Cette vision de l’émancipation contraste nettement avec la stratégie d’empowerment défendue par la plupart des acteurs et des contempteurs des médias dits « citoyens » qui appellent de leurs voeux à la constitution d’un « 5e pouvoir » (celui des blogeurs et citoyens « branchés »), ou à la prise du pouvoir des « pronétaires », néologisme malheureux et sociologiquement vide, sensé désigner le sujet historique de la révolution populaire à l’ère informationnelle [15]. À Indymedia, on rejette l’idée même de prise de pouvoir. Situé sur le terrain l’information, le combat ne vise pas à construire un contre-pouvoir mais plutôt un antidote au pouvoir, un « anti-pouvoir », comme l’écrit John Holloway. Connu dans les milieux radicaux pour être le théoricien de « l’anti-pouvoir » et du néo-zapatisme [16], Holloway a décrit l’originalité radicale de la pensée négative des rebelles du Chiapas. Pour les zapatistes, la conquête du pouvoir politique n’est plus l’horizon indépassable de la lutte. Bien
au contraire, leur projet repose sur un affranchissement du pouvoir. Jérôme Baschet [17] souligne que la force du néo-zapatisme tient principalement à sa critique de l’avant-gardisme révolutionnaire et de la tentation, héritée du léninisme, de la prise du pouvoir. Or cette conception cadre parfaitement avec la manière dont les activistes d’Indymedia, qui se sont nourris de la philosophie du néo-zapatisme envisagent leur action dans le champ de
« l’insurrection communicationnelle ». Tout comme l’armée zapatiste est arrivée à la conclusion qu’il fallait restituer à la société civile le pouvoir récupéré à l’Etat, les animateurs du réseau Indymedia, conscients qu’en contrôlant un média ils exercent une forme de pouvoir symbolique, sont convaincus qu’il leur faut se dessaisir de ce pouvoir. C’est notamment de cette mission que l’outil open publishing a été initialement investi.
La fonction critique de l’open publishing en crise ? La récupération de la critique
Qu’est devenu le projet Indymedia aujourd’hui ? Si la philosophie du projet n’a pas été remise en question à la base, l’expérience de l’open publishing a montré certaines de ses limites et ouvert des pistes de réflexion nouvelles [18]. Contrairement au contexte de création du
réseau Indymedia en 2000, des outils simples et gratuits d’autopublication sur Internet (blogs, wiki, médias sociaux…) sont aujourd’hui disponibles, permettant aux internautes d’intervenir dans l’espace public numérique. L’air du temps est à la participation et à la remise en cause des intermédiaires. Aussi, l’impératif participatif est-il au fondement d’un nouvel esprit du journalisme. Sur Internet, de nouveaux acteurs des industries de l’information et de la communication proposent de satisfaire la demande sociale en matière d’expression de soi [19] .
Parmi eux, de nouveaux médias Web dits « citoyens » concurrencent désormais Indymedia sur le terrain de la publication ouverte. De son côté, la presse n’a pas tardé, dès l’apparition des blogs, à utiliser les outils d’autopublication comme un moyen de remédier à la crise qu’elle traverse (crise économique et crise de légitimité), et tenter de conquérir un nouveau lectorat. Deuze et Patton le pressentaient en 2003 lorsqu’ils écrivaient que « la presse aurait
intérêt à regarder du côté des médias alternatifs tels qu’indymedia pour se renouveler » [20].
Les médiactivistes font un constat amer. Ils ne sont pas dupes du caractère
instrumental des dispositifs d’open publishing des sites des médias mainstream. Cette innovation pour laquelle ils se sont battus a perdu l’essentiel de son potentiel révolutionnaire en servant ce genre d’opération de « lifting » symbolique. Alors qu’Indymedia ambitionnait de faire de l’open publishing un outil de lutte capable de transformer les rapports de productions de l’information, celui-ci a été mis au service du l’institution journalistique et du capitalisme médiatique. En outre, une observation du contenu des sites passés à l’open publishing révèle que la radicalité politique est soluble dans le « journalisme citoyen ». Or, pour les médiactivistes, il ne fait pas de doute que sans radicalité politique, la participation n’est qu’une coquille vide. La publication ouverte n’est pas une fin en soi mais un moyen
d’agir contre les dominations pour « changer le monde ». Aujourd’hui l’open publishing ne représente plus un danger pour le système. Au contraire. Aussi, défendre l’open publishing sans critiquer la manière dont ses objectifs ont été dévoyés reviendrait-il, pour les médiactivistes, à faire cause commune avec « l’ennemi » qui s’est emparé du concept. En étant récupéré par le pôle médiatique mainstream, le principe de l’open publishing a épousé la trajectoire de la plupart des produits de la contre-culture. Et on ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec les conclusions du travail de Luc Boltanski et Eve Chiappello sur le nouvel
esprit du capitalisme [21] : la récupération, par le capitalisme, d’une partie de la critique qui lui est adressée lui permet de désarmer cette critique pour mieux se redéployer. Autre constat amer : certains médiactivistes considèrent qu’ils sont désormais à la traîne en matière d’innovations techniques et éditoriales. Alors qu’ils ont bénéficié d’une longueur d’avance en expérimentant avant tout le monde l’open publishing, en matière de diffusion de vidéos militantes ou de publication instantanée, ils ont aujourd’hui une bataille de retard face à des géants du Web tels que Youtube ou Twitter qui ont su proposer des applications correspondant aux attentes de la communauté militante. « On n’a pas de Youtube alternatif. Et même si on en inventait un pour ne pas être dépendants d’eux, on ne ferait que copier ce
qu’ils font déjà ».
Une expérimentation politique permanente de l’open publishing
Les difficultés auxquelles sont confrontés les collectifs Indymedia sont
majoritairement liées à la modération et nous renseignent sur les limites de l’open publishing.
Déjà en 2002, dans un débat en ligne sur l’open publishing, un observateur notait que l’augmentation de l’audience des sites Indymedia a créé un appel d’air pour un nombre croissant « d’histoires qui sont plus ennuyeuses qu’utiles pour la plupart des lecteurs ». La multiplication des contributions demande en effet un effort certain au lecteur pour faire le tri et se repérer au milieu de tous les articles. Quant aux modérateurs, qui doivent également faire face à la charge qu’induit la multiplication de messages, ils expriment une frustration liée au mésusage de la publication ouverte qui nuit à la qualité globale du contenu. En 2003, Beckerman écrivait que « la publication ouverte est devenue, dans certains cas, le plus grand
handicap d’Indymedia » [22]. C’est d’ailleurs, comme le rappelle Andrea Langlois, pour lutter contre toute sorte d’abus de l’open publishing (pornographie, incitation à la haine, etc.) que la plupart des sites ont développé des « politiques éditoriales » transcrites dans les chartes [23].
Si cette mesure a permis de réduire le « bruit », les modérateurs estiment que la modération « consomme encore trop de temps et d’énergie » et déplorent qu’une proportion importante de contributions se résume à de simples copiés-collés, des messages hors contexte local, totalement hors-propos ou incompréhensibles. « Le fil de news ouvert est vraiment une poubelle », nous dit un membre d’indymedia Chiapas.
Comment dès lors tendre vers des contributions de « qualité » et améliorer l’ « utilité » du site sans renoncer à l’open publishing ni instaurer une forme de contrôle éditorial ? Voilà un enjeu de taille pour tous les collectifs Indymedia. À Grenoble, le collectif a rédigé une lettre expliquant les « tracas et controverses du moment liés à la tâche souvent ingrate de modérateureuses ». Parmi les principaux écueils de l’open publishing, il recense : un nombre jugé trop important d’articles d’opinion en rapport au nombre d’articles d’informations locales, une quasi absence d’enquêtes critiques, et surtout, une monopolisation de l’espace éditorial par quelques groupes politiques ou individus habitués à « larguer leurs écrits fréquemment et sur le plus de sites possibles ». Mais de tels avertissements ne suffisent pas à infléchir la tendance et à sortir de certaines impasses. Indymedia est par exemple le théâtre
d’une polémique qui oppose, autour du conflit israélo-palestinien et de l’antisémitisme, quelques individus aux pseudonymes désormais bien connus des modérateurs. Face à cette question qui déchaîne les passions, adopter une attitude juste n’est pas simple. Trop de passivité dans la modération ouvre la porte aux propos injurieux et haineux, exposant le collectif, légalement responsable du contenu publié, à des poursuites judiciaires [24].
Pour surmonter ce genre de problèmes et sortir de situations de crise, des collectifs
expérimentent des solutions techniques et éditoriales. La fonction « commentaires » a été rebaptisée « complément d’information » de manière à dissuader les réactions à chaud qui n’apportent rien au « débat constructif ». À Grenoble, les compléments d’information sont modérés a priori (ils ne sont pas visibles avant d’avoir été modérés contrairement aux articles) pour éviter « l’effet forum » et les réactions en cascade. Indymedia Toulouse limite dans le temps la possibilité de commenter des articles : « suite aux différents abus de contributeurs, il ne sera plus possible de poster de compléments d’information 3 jours après
la publication de l’article ». À Indymedia Nantes, un principe dit de « modé-prudence » a été mis au point de manière à « expérimenter de nouvelles manière de modérer » et « dépasser les problèmes ponctuels ». Le collectif débat de questions aussi diverses que le floutage des photos ou l’apologie de personnalités politiques, et « une fois que ces expérimentations sont rentrées dans les pratiques du collectif, elles sont intégrées à la charte ».
Le travail sur la charte est bien un levier qui permet aux collectifs Indymedia de tenter, en toute autonomie, de remédier à certains problèmes récurrents. Sans renoncer au principe qui consiste à ne pas décider à la place du lecteur ce qu’il est en droit ou pas de lire, les médiactivistes peuvent faire évoluer la charte qui explicite l’esprit du projet et, en creux, la ligne éditoriale du site. Ces dernières années, du moins dans le réseau francophone, la tendance était à une certaine restriction de l’open publishing. Face aux à ceux qui voient dans cette attitude un abandon de l’esprit d’Indymedia, d’autres, plus pragmatiques, essayent de
trouver un équilibre. « Tout est dans la question de savoir où l’on place le curseur » entre l’ouverture totale et ce que d’aucuns appellent la « censure ». S’il n’est pas question de parler d’une opposition entre deux courants constitués comme tel, les « puristes » contre les « sceptiques » de l’open publishing, on relève toutefois des divergences sur le fond chez les modérateurs comme chez les contributeurs. D’ailleurs, les modérateurs disent recevoir régulièrement via les listes de diffusion ou par commentaires d’articles interposés, des invectives de contributeurs qui crient à la censure. Le spectre de la censure plane tout comme la suspicion qui entoure l’équipe de modération d’être tenté par une reprise en main autoritaire du projet.
Si, sur Indymedia, il n’y a pas, comme certains le fantasment, de « politburo » ni de
« comité de censure », une sélection d’articles est bel et bien opérée. Open publishing ne signifie pas que tout mérite d’être publié. Les médiactivistes s’efforcent de se départir d’une conception libérale qui sacralise la liberté d’expression au détriment d’une exigence sur la nature du contenu. C’est cette exigence politique qui d’une certaine manière distingue Indymedia d’autres médias dits « participatif », comme Agoravox à qui on le compare souvent. Cela conduit à une situation paradoxale où il semble parfois plus simple de publier sur des sites marchands comme Le post.fr que sur Indymedia. Comme si les médias mainstream était parvenu à retourner contre ses inventeurs la force de cet « outil de communication sans censure ». Mais ce paradoxe n’est qu’apparent. Il semble très clair que l’open publishing ne peut fonctionner sans générer de frictions. Comme il semble clair qu’une bonne partie des décisions de modération résulte de choix cornéliens : est-ce que cette information est suffisamment claire ? Est-ce que les thèses défendues dans ce texte entrent en contradiction avec les présupposés politiques du projet ? etc. Les modérateurs ne prétendent pas gommer leur part de subjectivité dans l’interprétation du contenu des contributions. Aussi, à chaque cas problématique, les discussions durent-elles jusqu’à que les membres du collectif
parviennent à se mettre d’accord, la décision se prenant toujours au consensus.
Le chantier est permanent. En redéfinissant régulièrement les critères de modération, les collectifs Indymedia sont engagés activement dans un processus d’expérimentation politique de l’open publishing. L’expérience prouve que ce processus est pour le moins contraignant. Dès lors, les problèmes inhérents à l’open publishing peuvent exercer un effet repoussoirs sur des personnes impliquées dans l’information alternative. Engagés dans la création de sites locaux d’information alternatives, des médiactivistes disent avoir été séduits par l’esprit et le potentiel de l’open publishing, avant de renoncer à en adopter le principe.
C’est le cas d’un membre de Rebellyon, site d’information alternatif lyonnais qui n’est pas affilié au réseau : « Sur Indy, il y a des choses qui n’ont pas d’intérêt, qui polluent le site. Et il y a des textes dont le contenu est intéressant mais qui, dans l’état, sont pour nous impubliables ». C’est peut-être le prix à payer pour reconduire, en acte, une critique radicale du journalisme, et pour construire un autre rapport à l’information, plus horizontal, ce qui, s’il fallait le rappeler, reste l’objectif premier d’Indymedia.
Messages
5 septembre 2011, 09:56
Juste pour info avant de discuter plus loin différents points de ce texte, la citation de la personne de Rebellyon en conclusion n’est issue ni d’un entretien avec un sociologue, ni d’un texte, ni d’un mail mais d’une discussion informelle... Ce point de vue mériterait une exposition moins caricaturale (et caricaturée, renvoyée à l’ennemi sans discussion) et complètement hors contexte d’une expérimentation qui se pense comme un prolongement d’Indymedia tout en étant également une alternative au journalisme.
Au-delà de la méthode et pour commencer le débat, il serait intéressant de comprendre pourquoi, sur internet, à la différence des autres supports d’information alternative, des activistes disqualifient toute alternative à l’open publishing le plus radical comme relevant du journalisme. Dans cette logique il faudrait également traiter les animateurs/trices de radio, de journaux, les réalisateurs/trices de vidéo, de « journalistes ».