À la fin des années 1990, alors qu’Internet prend son essor et qu’un mouvement large de refus de la mondialisation « néo-libérale » se développe, la question de la réappropriation des médias est dans beaucoup d’esprits. En 1999, pour la durée du contre-sommet de l’OMC à Seattle, un Media Center indépendant (IMC pour Independant media center) est mis en place par une poignée de médiactivistes. Son but est double. Il consiste d’une part à diffuser aux médias des informations produites et contrôlée par les militant-e-s, et d’autre part à fournir à ces dernier-e-s un moyen de coordonner leurs actions à travers une plateforme Web d’autopublication. En raison du succès de cette zone autonome d’information et de communication (un million de connexions par jour), l’expérience sera renouvelée à chaque contre-sommet (à Prague, Nice, Gènes, Evian, etc.).
C’est dans ce contexte-là qu’émerge, dans la frange anticapitaliste et antiautoritaire de la contestation, Indymedia (contraction d’independant media). Indymedia est un réseau mondial de médias indépendants fonctionnant de manière autogérée, horizontale et décentralisée. Plus de dix ans après la création du premier site Web Indymedia, on en dénombre aujourd’hui près de 200 à travers le monde, dont cinq en France (Paris, Grenoble, Nantes, Lille, Bordeaux). Média de lutte, média au service des luttes et des transformations sociales, Indymedia offre un espace de parole à tou-te-s les résistant-e-s, les dominé-e-s, les minoritaires, les invisibles et les sans-voix. La particularité d’Indymedia est qu’il repose sur un principe d’inspiration libertaire : la publication ouverte (open publishing). Sur Indymedia, tout le monde peut publier librement des informations sur les luttes et partager ses analyses critiques pour « changer le monde en l’améliorant » [1]. Il n’y a ni contrôle éditorial, ni journalistes [2]. Le rôle des membres d’Indymedia se limite à faire fonctionner techniquement l’outil et à modérer les articles publiés de manière transparente.
Une critique en acte des médias et du journalisme
À l’origine du projet Indymedia, il y a une réflexion sur le pouvoir, plus spécifiquement le pouvoir d’informer – celui que s’octroient journalistes, expert-e-s et autres professionnel-le-s de l’information. L’information au service des luttes doit surgir d’en bas et ne doit plus être la chasse gardée de quelques journalistes alternatifs et autres maîtres à penser de l’élite militante. Trop souvent confisquée par des spécialistes et prescripteurs d’opinions, la parole doit être libérée. Pour informer et analyser le monde, il n’est nul besoin d’intermédiaires autorisé-e-s dont on se rend dépendant. Les personnes qui participent aux luttes sont souvent les mieux placées et les plus légitimes pour en rendre compte. Ainsi, tout le monde devrait, là où il se trouve et selon ses moyens, pouvoir contribuer à l’effort d’information, conçu comme une activité d’utilité sociale. Indymedia met donc le potentiel critique de la participation ouverte (open publishing) au service d’une remise en cause radicale de la fonction de journaliste, spécialiste de l’information. Concrètement, Indymedia travaille à effacer progressivement la frontière entre producteur-trice-s (actif-ve-s) et consommateur-trice-s (passif-ve-s) de l’information. Et grâce à la publication ouverte, il est également possible de casser les standards du récit d’information et de s’émanciper des contraintes formelles de l’écriture journalistique : faire un récit subjectif à plusieurs voix, témoigner d’une expérience personnelle, restituer une interview in extenso, reproduire un tract, proposer une analyse politique, inviter à l’action, etc ; le tout en puisant dans tous les répertoires du discours et en s’autorisant à recourir à la satire, au détournement, à la digression métaphorique. Indymedia permet d’ouvrir « à une diversité de postures d’énonciation à l’encontre des règles de distanciation de l’écriture journalistique » [3].
La publication ouverte : force ou faiblesse ?
Ainsi, Indymedia soutient l’expression d’une multitude de voix, d’une pluralité de récits, et d’une diversité de visions politiques. Mais cette ouverture et cette liberté de parole ont un prix : des attaques incessantes de spammeurs et autres « trolls » [4], des textes inintéressants et une qualité globalement médiocre des contenus publiés. Depuis leur création, tous les sites Indymedia ont en effet dû faire face à des attaques et à la prolifération de textes incompréhensibles, polémiques, complotistes ou vide de sens et de contenu politique. Ces difficultés sont accentuées par la politique de non-intervention des équipes de modération d’Indymedia. Ces dernières s’interdisent en effet d’intervenir sur le texte (sur la forme comme sur le fond), ou même de dialoguer avec l’auteur-e d’un texte pour l’améliorer. Pas de réécriture ni même de correction orthographique, la principale action consistant à refuser des articles (ils restent visibles, temporairement ou non, mais dans une catégorie à part).
Ainsi, les difficultés auxquelles sont confrontés les collectifs Indymedia sont majoritairement liées à la modération et nous renseignent sur les limites du principe de publication ouverte. La multiplication des contributions demande en effet un véritable effort au lecteur pour faire le tri et se repérer au milieu de tous les articles. Quant aux modérateur-trice-s, qui doivent également faire face à la charge de travail qu’induit la multiplication de messages, ils expriment une frustration liée au mauvais usage de la publication ouverte qui nuit à la qualité globale du contenu. Déjà, en 2003, Gale Beckerman écrivait que « la publication ouverte est devenue, dans certains cas, le plus grand handicap d’Indymedia » [5]. C’est donc pour lutter contre toute sorte d’abus de l’open publishing (spams, incitation à la haine, etc.) que la plupart des sites ont développé des « politiques éditoriales » transcrites dans des chartes [6]. Si cette mesure a permis de réduire en partie le « bruit », les modérateur-trice-s estiment que la modération consomme encore trop de temps et d’énergie, et déplorent l’accumulation de textes copiés-collés et de messages hors contexte local, totalement hors-propos ou incompréhensibles. Ce qui fait d’ailleurs dire à certain.s membres d’indymedia que le fil de news ouvert est vraiment une poubelle.
Comment dès lors tendre vers des contributions de « qualité » et améliorer la qualité des articles et l’ « utilité » du site, sans pour autant renoncer au principe de publication ouverte ? Sans décider à la place du lecteur ce qu’il est en droit ou pas de lire, les médiactivistes peuvent tout de même faire évoluer la charte qui explicite l’esprit du projet et, en creux, la ligne éditoriale du site. Sur Indymedia tout n’est pas publiable. Une sélection d’articles est bel et bien opérée sur des bases politiques et idéologiques. Sur Indymedia, publication ouverte (open publishing) ne signifie pas que tout contenu plus ou moins en rupture avec la pensée dominante mérite d’être publié. Il y a bien une exigence de cohérence politique qui distingue Indymedia d’autres médias qui se proclament « participatifs », comme Agoravox auquel on le compare souvent. Indymedia n’est pas un média « participatif » ou « citoyen » parmi d’autres dans la mesure où il rejette cette conception libérale qui sacralise la liberté d’expression.
Open publishing vs Web 2.0
Consubstantiel au projet Indymedia et étroitement lié à l’esprit de partage qui anime la « communauté du libre » [7], le concept d’open publishing est apparu, à l’aube de l’an 2000, comme un concept révolutionnaire qui portait en lui le potentiel de transformer le rapport traditionnel et vertical à l’information. Il faut en effet se rappeler qu’à cette époque, l’immense majorité des internautes se contentait de consulter de manière passive des pages et des sites Web administrés par quelques webmasters. Seuls capables de publier du contenu, ces derniers gardaient la main sur les sites qu’ils développaient. Réduits à cette passivité caractéristique de la consommation des médias de masse, les internautes n’étaient alors pas en mesure, à de rares exceptions près, de concevoir leurs propres moyens de publication ni d’interagir avec le contenu en ligne. Ainsi, avant l’apparition des premiers blogs, Indymedia allait bouleverser la donne en offrant à tout le monde la possibilité de publier et de partager facilement de l’information sur Internet.
S’il est important de reconnaître qu’en 1999 l’open publishing s’imposait comme une innovation radicale, aujourd’hui quelques années après l’explosion des blogs, des réseaux sociaux numériques (Twitter, Facebook), et des médias dits « citoyens » (Rue 89, LePost.fr...), publier soi-même du contenu et participer à l’information nous semblent pour le moins banal. Journalistes, experts et idéologues nous l’ont répété à satiété depuis l’émergence d’une nouvelle génération de sites participatifs et de sa cohorte de start-up : avec le Web 2.0, produire et diffuser du contenu original (texte, vidéo, image, son…) est à la portée de tou-te-s. Le mythe du « tou-te-s journalistes » et l’idéologie participative se sont imposés, émoussant sérieusement la portée politique du slogan « Be the media ». Tout le monde peut aujourd’hui faire son propre média [8]. Ce qui passait pour émancipateur et visait à renverser l’ordre de la production médiatique s’est aujourd’hui largement banalisé et institutionnalisé.
La presse dominante a bien compris que pour remédier à la crise qu’elle traverse (crise économique et crise de légitimité), et tenter de conquérir un nouveau lectorat, elle avait tout « intérêt à regarder du côté des médias alternatifs tels qu’indymedia pour se renouveler » [9]. Le constat est amer. Cette innovation radicale pour laquelle des activistes se sont battus a perdu l’essentiel de son potentiel subversif. Elle a été neutralisée et récupérée. La participation sert aujourd’hui d’opération de « lifting » symbolique pour le journalisme dominant et les médias marchands. Puisque l’air du temps est à la participation et à la remise en cause des intermédiaires, on peut se demander à quoi sert désormais Indymedia ?
Au début d’Indymedia il nous était permis de penser que la publication ouverte, la participation libre et directe à l’information, représentait un danger pour les pouvoirs en place. Or, aujourd’hui force est de constater que ce n’est pas le cas. Tout peut se dire sur Internet et les espaces de paroles se sont multipliés. Quant à la participation des « citoyen-ne-s » à l’information, elle sert à renforcer la légitimité et le pouvoir des médias sans remettre en cause l’ordre établi. Certes à l’heure du « journalisme citoyen », tout le monde peut en théorie s’exprimer, informer sur ce qui se passe au pied de son immeuble, réagir et commenter une actualité. Mais ce que cette libération de la parole a produit relève plus de la cacophonie désorganisée et du bavardage stérile. Ce dont rend compte l’information à la sauce 2.0 c’est que la pensée critique et la radicalité politique sont solubles dans le « journalisme citoyen ». Sans une approche radicale et un discours critique sur le monde, la participation à l’information n’est qu’une coquille vide que recouvre un vernis démocratique dont l’effet est de maintenir le statu quo. Aussi, l’émergence du Web « participatif » et de ses outils d’autopublication a-t-elle poussé les artisans d’Indymedia à dépasser le seul objectif de la libération de la parole et à réaffirmer une ligne politique, en rupture avec le monde tel qu’il va. Si le projet éditorial et politique d’Indymedia a encore aujourd’hui un sens, ce n’est pas parce qu’il défend la publication ouverte – qui a fait pendant un temps son originalité et sa force – mais parce qu’il offre aux personnes en lutte un outil de coordination, et parce qu’il donne de la résonance à des paroles minoritaires et à des idées dissidentes.
Zenoone